Marcel Pochard: «Le régime universel de retraite permettrait une fonction publique plus moderne»

Publié le 30/01/2020

TRIBUNE - L’ancien directeur général de l’administration et de la fonction publique, Conseiller d’État honoraire, juge que le principe qui a présidé à la réforme des retraites est conforme aux intérêts des fonctionnaires eux-mêmes. 

Figaro - Publié le 27 janvier 2020  par Guillaume Guichard

 

Chaque jour le démontre: le régime universel de retraite que le gouvernement se propose de mettre en place, par sa dimension systémique, entraîne des réactions en chaîne allant bien au-delà du strict domaine des retraites.

C’est particulièrement le cas pour la fonction publique. On a pu le voir avec l’obligation qui en est résultée pour l’État de revaloriser substantiellement dans l’avenir les rémunérations de la troupe la plus nombreuse de ses agents, les enseignants. Ce que des décennies de larmes de crocodile sur le sort réservé aux enseignants n’avaient pu faire, la simple perspective du régime universel le provoque irrésistiblement. Mais, par-delà ce volet emblématique, c’est la conception même du droit de la fonction publique, son particularisme, qui se trouve questionnée par l’instauration du régime universel.

Un élément central de ce particularisme est en effet le régime de retraite. La pension du fonctionnaire est un traitement différé, dont la charge doit incomber pour l’essentiel au budget public, et longtemps les fonctionnaires ont été les seuls personnels à bénéficier d’un tel avantage pour leurs vieux jours, en tant que «récompense nationale pour les services rendus au corps social» (loi des 3-22 août 1790). Mettre fin à ce régime spécial, c’est déjà tout un symbole. C’est beaucoup plus encore si on en analyse la portée concrète.

Un régime spécial comporte en effet des spécificités dont la disparition déverrouille la gestion des ressources humaines de la fonction publique
dans un sens à la fois plus fonctionnel et plus propice à l’engagement des uns et des autres. Trois en particulier.

La politique des rémunérations en premier lieu. La retraite des fonctionnaires est calculée à partir de la seule rémunération indiciaire. Les primes et accessoires de rémunération qui constituent en moyenne 25 % de celle-ci ne sont pas pris en compte. D’où le caractère surréaliste de négociations salariales qui ne portent que sur la rémunération indiciaire. D’où la difficulté de mettre en œuvre une politique de rémunérations accessoires et de primes acceptable pour les agents, dès lors qu’elles sont sans incidence sur la retraite. Avec le régime universel, le terrain est déblayé. On imagine les multiples inflexions qui vont pouvoir être apportées aux politiques et pratiques salariales de la fonction publique.

Deuxième domaine impacté: le déroulement de carrière. Une des caractéristiques de la fonction publique est que la carrière des agents est organisée, corps par corps, selon un tableau, en garantissant la progression indiciaire sur pratiquement toute la vie professionnelle. Et, dans ce tableau, le point focal est l’indice terminal du corps, celui qui détermine la pension de retraite. Il suffit de détenir cet indice pendant 6 mois pour en bénéficier pendant les 15-20 ans que dure en moyenne la retraite. L’enjeu est donc considérable. Tous les débats statutaires sont focalisés sur le niveau de cet indice terminal. La gestion des corps tend à permettre au maximum d’agents de l’atteindre. L’Éducation nationale présente un prototype de cette course à l’échalote de l’indice terminal le plus élevé pour le plus grand nombre de ses certifiés ou agrégés qui arrivent à l’âge de la retraite, quitte à sacrifier la rémunération des nouveaux entrants, avec les conséquences en boomerang que l’on voit aujourd’hui. Et les stratégies individuelles sont orientées vers la recherche de cet indice terminal. En retirant à l’indice terminal cette signification, la mise en place du régime universel constitue une révolution.

Troisième domaine impacté: la mobilité et l’ouverture de la fonction publique vers l’extérieur. Un des freins majeurs à la mobilité vers le reste
du monde du travail tient à ce que le fonctionnaire qui quitte momentanément l’administration voit ses droits à avancement et à pension gelés au niveau atteint à son départ, sauf s’il le fait dans le cadre du détachement. Il lui est difficile d’en mesurer toutes les conséquences, notamment en termes de retraite. Et il a du mal à admettre que, lorsqu’il réintègre son service après mobilité, il doive repartir sur les bases d’une situation antérieure dépassée. D’où une propension à «rester accroché à son rocher» comme le disait en son temps Dominique de Villepin. Nul doute que la nouvelle approche de la rémunération, comme celle de la retraite, va rendre les comportements plus fluides.

Au total, on peut préjuger que la mise en place du régime universel de retraite va avoir un impact considérable sur la fonction publique.

Est-ce à dire que c’en serait fini du droit de la fonction publique? Que les fonctionnaires se trouveraient devant un avenir incertain car trop libéralisé? Nous ne le pensons pas.

Ce qui fait le propre du statut de la fonction publique, ce ne sont pas les multiples règles de gestion administrative définies par et pour les différents corps, mais les grands principes transversaux qui garantissent les agents publics contre l’arbitraire et le favoritisme: égalité d’accès, participation, garantie d’emploi, avancement et promotion interne organisés. D’autre part, ce qui fait le fonctionnaire, c’est de moins en moins un régime du travail distinct de celui du droit commun du travail, mais l’adhésion à une déontologie sans concession en termes d’impartialité, de sens de l’intérêt général et de désintéressement.

Or la réforme des retraites ne remet nullement en cause le volet essentiel du droit de la fonction publique que constituent ces principes et cette déontologie. Son importance devrait même croître dans le nouveau contexte.

Tout est-il alors pour le mieux dans le meilleur des mondes? Non plus. La révolution rendue possible par l’instauration de la retraite universelle est certainement bénéfique dans son essence, mais la définition de ses modalités appelle la plus grande attention de la part des fonctionnaires.

Centrale est à cet égard la question de la cohérence. Un exemple: le nouveau régime met à mal la grille indiciaire, véritable fil rouge qui relie toutes les composantes de la fonction publique entre elles, car destinée à assurer un traitement comparable des agents selon leurs administrations et corps d’appartenance. Cette fragilisation de la grille est une des conséquences de la perte par l’indice d’une partie majeure de sa portée, le calcul de la retraite. Or sans ce fil rouge de la grille, la fonction publique risque de se parcelliser. Certes cette grille n’a pas empêché, dans le passé, certaines administrations (comme les finances) de faire cavalier seul, ô combien, par la multiplication des primes et avantages catégoriels. Le fil rouge de la grille n’en servait pas moins de corde de rappel et maintenait bon gré mal gré un lien réel entre tous les agents. Attention à ne pas le jeter aux orties et à maintenir un élément fédérateur puissant. Il en va de la cohésion de la fonction publique et, partant, de son efficacité.