Laurent Berger : « Ce qui prévaut au gouvernement, c’est une vision du vieux monde »

Publié le 04/09/2018

Avant sa rencontre, mardi, avec le premier ministre, le secrétaire général de la CFDT déplore les choix budgétaires de l’exécutif.

LE MONDE - 03.09.2018 

Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, dans son bureau, à Paris, le 30 août. ED ALCOCK / M.Y.O.P POUR LE MONDE

Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, doit être reçu, mardi 4 septembre, par le premier ministre, Edouard Philippe. Une rencontre dans le cadre des entretiens que le chef du gouvernement mène en tête-à-tête avec les partenaires sociaux sur l’agenda social de la rentrée. Quelques jours après les premiers arbitrages budgétaires du gouvernement, le numéro un de la CFDT critique « un coup de rabot qui touche les plus précaires ».

Dans quel état d’esprit abordez-vous votre rendez-vous avec Edouard Philippe mardi ?

Je vais dire au premier ministre que notre pays a besoin de justice sociale et de savoir où le gouvernement souhaite aller. Ce sentiment de réformer pour réformer ou du pragmatisme à tout crin ne fait pas sens. Quelle est la finalité de ce qui est proposé aujourd’hui ? Du progrès social ? Du progrès démocratique ? Ou bien uniquement des mesures égrenées les unes après les autres ?

Que pensez-vous des annonces budgétaires du gouvernement ?

C’est un coup de rabot qui touche les plus précaires. On a un quasi-renoncement à une revalorisation digne de ce nom des minima sociaux. Sur les pensions de retraite, pour l’instant, il n’y a pas de distinction entre les basses pensions et les autres. Sur la fonction publique, on a encore une présentation des agents comme un coût. Il n’y a pas de logique politique derrière – si ce n’est budgétaire –, pas de vision à long terme. Notre rôle de syndicalistes, c’est de réaffirmer ce besoin de sens, de faire des propositions. C’est ce que je vais dire au premier ministre : « Si vous laissez de l’espace à la démocratie sociale pour le faire, la CFDT s’en saisira. Si vous voulez nous dicter un chemin qui pour nous ne fait pas sens, nous ne l’emprunterons pas. »

C’est votre côté « Gaulois réfractaire au changement », selon la formule d’Emmanuel Macron ?

Cela fait longtemps que les Français ne sont plus des Gaulois. Heureusement, il y a eu un peu de brassage pour le bien de tout le monde, depuis. Cette formulation entretient une forme de mythe que, personnellement, je n’aime pas beaucoup. Je vois bien se dessiner en cette rentrée les « pro » et les « anti », mais les syndicalistes n’ont aucun intérêt à être dans une opposition frontale. Nous ne sommes pas réfractaires au changement, mais le changement pour le changement ne veut rien dire. Le mouvement n’a pas de sens s’il ne contribue pas au progrès humain.

Après la démission de Nicolas Hulot, la question écologique est-elle, selon vous, suffisamment prise en compte ?

Ce sujet est central. Le problème climatique nous saute au visage. Ce qui prévaut dans l’action du gouvernement, c’est une vision du vieux monde : on fait de l’adaptation économique et on serre les boulons. Il y a une prédominance de l’économique – et c’est très important – sur l’enjeu environnemental et social. L’écologie et la solidarité sont les deux voies dans lesquelles on devrait s’engager, et ce n’est pas le cas.

Soutenez-vous l’exonération de cotisations salariales pour les heures supplémentaires ?

Non. On peut comprendre que les salariés soient intéressés, car cela leur fait un gain de pouvoir d’achat, mais cela donne le sentiment que la cotisation sociale est une charge. Or, la cotisation sociale est la construction de droits collectifs attribués à chacun. Et, quand on a plus de 9 % de chômeurs, l’encouragement aux heures supplémentaires n’est pas le chemin à emprunter pour essayer de résorber le chômage.

Encore une fois, c’est l’illustration d’une politique très classique. On allège ce qui, prétendument, pèse sur le travail, et chacun, individuellement, peut se sentir mieux. Mais on a besoin de cotisations sociales, de construire la Sécurité sociale de demain, la sécurisation des parcours professionnels, d’investir dans les solidarités. Ce n’est pas le choix qui est fait avec cette mesure.

L’assurance-chômage doit-elle être également réformée ?

Sur l’assurance-chômage, nous sommes d’accord pour négocier, mais à plusieurs conditions. Nous avons demandé à ce qu’un diagnostic soit fait, ce qui devrait être le cas, pour voir les contours du système actuel et regarder où l’on peut améliorer les choses. Mais, pour nous, il n’est pas question de faire moins sur l’indemnisation des demandeurs d’emploi que ce qui est fait aujourd’hui. Si on ne veut pas faire reculer le consentement à la contribution de chacun à ce système de solidarité, on a intérêt à garder cette logique assurantielle. C’est-à-dire que l’on reçoit en fonction de ce que l’on a cotisé. Dans ce contexte, l’idée d’une dégressivité des allocations pour les cadres [proposée par le député (LRM) Aurélien Taché] me paraît donc très mauvaise.

Si la logique est de responsabiliser les employeurs sur l’usage de la précarité avec un bonus-malus et de renforcer la sécurisation des demandeurs d’emploi et leur retour à l’emploi, y compris en faisant évoluer des règles, il n’y a pas de tabou pour la CFDT. Si la logique est purement budgétaire, ce sera « niet » pour nous.

Qu’avez-vous pensé des recommandations du rapport Lecocq sur la santé au travail ?

Il y a de bonnes choses dans ce rapport. Pour nous, l’angle d’attaque est de savoir ce que l’on peut faire pour améliorer la qualité de vie au travail. Il faut être davantage dans la prévention que dans la réparation, même si c’est indispensable. Et que l’on ne perçoive pas, par exemple, les arrêts de travail comme un abus. J’ai été choqué d’entendre dire [par le premier ministre] qu’un jour d’arrêt en plus, c’est comme un jour de congé supplémentaire.

Personne ne dira qu’il n’y a jamais eu d’abus, mais tout le monde sait quec’est [la hausse des arrêts maladie] un effet du vieillissement de la population salariée, du report de l’âge à la retraite, de l’intensification du travail. Cela se traite par l’amélioration de la qualité de vie au travail et non par une logique de sanctions. Qu’il y ait plus d’arrêts maladie, ça nous questionne et la CFDT ne s’en réjouit pas. Si l’idée pour faire baisser les indemnités journalières c’est d’instaurer un jour de carence supplémentaire, on sera vent debout.

Faut-il, selon vous, repousser la réforme du prélèvement à la source ?

Nous n’avons pas assez d’éléments pour nous prononcer à l’heure actuelle, nous appelons donc à la plus grande transparence. Il peut en effet rester des problèmes techniques, les équipes CFDT du ministère des finances ont d’ailleurs plusieurs fois alerté sur les difficultés rencontrées. Sur le fond, la CFDT est favorable à rapprocher le prélèvement des revenus réellement perçus par les citoyens. Ce qu’attend désormais la CFDT, c’est donc de poser la question d’une réforme fiscale claire en matière de justice sociale, de redistribution, passant par l’individualisation de l’impôt. C’est cela le combat que mènera la CFDT.

Qu’attendez-vous du plan pauvreté qui doit être présenté mi-septembre ?

Cela va être un marqueur. Ce plan doit mobiliser des moyens pour accompagner les personnes en situation de pauvreté, prendre en compte ce qu’elles vivent et avoir une approche empathique et non culpabilisante à leur égard. Dans le travail mené par Olivier Noblecourt [délégué interministériel à la pauvreté], il y a des choses très intéressantes. Maintenant, il faut voir où tombent les arbitrages, mais il faut des moyens. Je rappelle que le CICE et le pacte de responsabilité, cela fait presque 40 milliards d’euros pour les entreprises. La CFDT n’était pas contre le fait de leur redonner des marges, mais il faut équilibrer les choses.

La réforme des retraites vous semble-t-elle, pour l’heure, aller dans le bon sens ?

Ce qu’on attend de la concertation, c’est que l’on définisse un système par répartition qui soit juste et qui permette des solidarités pour ceux qui trinquent le plus. Je ne suis pas de ceux qui demandent les arbitrages tout de suite. Je demande du travail. Sur ce sujet, étant donné sa complexité, il ne faut pas de précipitation. Il faut aussi arrêter de jouer sur les peurs notamment quand j’entends dire [par le secrétaire général de Force ouvrière, Pascal Pavageau] que « la retraite à points, c’est le travail sans fin ». Le système par points, ça existe, ce sont les retraites complémentaires et cela fonctionne.

Quel regard portez-vous sur les premiers pas de Geoffroy Roux de Bézieux à la tête du Medef ?

À l’université d’été du Medef, je l’ai entendu dire qu’il fallait renvoyer la balle et que les entreprises devaient assumer leur part de responsabilités. Je lui dis « chiche », et que l’on peut travailler ensemble. Un des enjeux pour nous, c’est de construire un agenda social commun.

La CGT et FO ont annoncé une nouvelle journée de mobilisation interprofessionnelle le 9 octobre. Pourquoi la CFDT ne s’y associe-t-elle pas ?

On ne fera pas ce cadeau au gouvernement de donner le sentiment que le syndicalisme est une machine à enclencher les mobilisations sans finalités particulières pour les salariés. Après, sur un certain nombre de sujets, s’il y a besoin de se mobiliser, on le fera : si la stratégie pauvreté n’est pas à la hauteur, si le plan hôpital n’a pas un volet ressources humaines, s’il n’y a pas de corrections des annonces faites pour les retraités. Mais le côté « on se réunit fin août et on fait une mobilisation fin octobre contre la politique du gouvernement », ce n’est pas notre conception de l’utilité du syndicalisme et de son efficacité.

À la SNCF, la CGT et SUD-Rail envisagent une journée d’actions le 18 septembre. La CFDT y participera-t-elle ?

On ne souhaite pas rejouer les batailles menées. La loi a été votée, maintenant il faut regarder comment on pèse sur les négociations sur la convention collective de branche. Il faut que ça avance. Il faut également un dialogue social à la SNCF plus performant et qui améliore la situation des cheminots.

L’intersyndicale d’Air France, dont ne fait pas partie la CFDT, a également menacé d’un « fort durcissement du conflit »…

Jouer le jusqu’au-boutisme, ce n’est pas notre type de syndicalisme. Cela met en danger l’entreprise. Je ne suis pas sûr que mener des grèves à répétition permette d’améliorer la situation d’Air France. Il y a un nouveau dirigeant [Benjamin Smith]. Même si je trouve scandaleuse son augmentation de salaire, regardons comment faire en sorte que la compagnie se développe et perdure – ce qui n’est pas gagné.

Des élections professionnelles dans la fonction publique doivent avoir lieu en décembre. Quel est votre objectif ?

Toute la CFDT se mobilise pour progresser. Les agents de la fonction publique sont soumis à de vraies réductions d’effectifs et à un mal-être profond. Il y a un mécontentement très élevé. Si l’évolution du service public n’est que budgétaire, cela ne peut pas marcher. J’attends beaucoup du plan Hôpital. Dans ce secteur, les gens sont en rupture. Nous voulons des mesures catégorielles, que tous les aides-soignants passent de la catégorie C à la catégorie B, et qu’il y ait des négociations sur l’organisation du travail. Il faut dans chaque secteur des fonctions publiques une reconnaissance des agents et la valorisation de ce qu’ils apportent à notre pays. Les services publics jouent un rôle majeur dans notre cohésion sociale.

Propos recueillis par Raphaëlle Besse Desmoulières