Laurent Berger et Philippe Martinez : « il faut voter »

Publié le 24/05/2019

"Voter est essentiel", résume Philippe Martinez. Dans un entretien croisé accordé à AEF info en marge du 14e congrès de la CES du 21 au 24 mai 2019 à Vienne, le secrétaire général de la CGT et son homologue de la CFDT, Laurent Berger, exposent leurs convergences sur la nécessité d’aller voter lors des élections européennes du 26 mai. Lutte contre l’extrême droite, avenir du projet européen, lutte contre le dumping social, stratégie d’investissement au niveau européen ou encore la place du dialogue social européen et de la CES sont au nombre des thèmes abordés par les deux leaders syndicaux.

AEF info : Vos deux organisations, la CGT et la CFDT, appellent les citoyens à aller voter dimanche pour les élections européennes. Pourquoi ?

Philippe Martinez : Avant toute chose, il y a tellement de pays qui n’ont pas ce droit démocratique, qu’il est important d’insister sur la nécessité de s’exprimer en allant voter. Voter est essentiel.

Après, il faut aussi alerter sur la montée de l’extrême droite. Ce n’est pas nouveau chez nous, je rappelle qu’ils étaient déjà en tête lors du dernier scrutin. C’est l’occasion pour nous de réaffirmer notre opposition totale à l’extrême droite. Et ceci sans nier les responsabilités des gouvernements successifs quant à la défiance des citoyens, avec tous les engagements non tenus…

Laurent Berger : Je partage ce que dit Philippe sur l’accès au droit de vote. De plus, l’Europe constitue un enjeu fondamental et on ne peut pas le laisser entre les mains des nationalistes et des extrémistes ; d’après les projections, quatre des cinq partis qui auront le plus d’élus sont nationalistes ou populistes. Sur le barrage à l’extrême droite, nous sommes complètement en phase.

Si l’on veut peser pour que la voix des travailleurs soit écoutée par l’Europe avec des politiques sociales et d’accompagnement aux mutations actuelles, il faut voter. Le Parlement européen a un rôle central dans les institutions – je pense qu’il devrait avoir un rôle plus important à l’avenir. Nous savons qu’une partie des politiques qui seront menées demain, vont dépendre de ce scrutin.

AEF info : L’enjeu de ce scrutin est-il aussi celui de l’avenir du projet européen ?

Philippe Martinez : La majorité des citoyens nourrissent aujourd’hui une défiance forte vis-à-vis de l’Europe, alors que c’est un enjeu considérable. La question posée est "l’Europe, pour quoi faire ?" L’Europe est vécue comme une mauvaise chose et c’est ce sentiment qu’il faut inverser. Le syndicalisme a un rôle important à jouer pour notamment montrer ce que pourrait faire l’Europe en matière d’harmonisation des droits sociaux.

Laurent Berger : L’Europe est à la croisée des chemins. Nous avons eu notre traversée du désert sur le social avec Barroso. Aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’il ne s’est rien passé avec Juncker, mais il faut aller plus loin. Demain, nous aurons une Commission avec des nationalistes en son sein - cela m’étonnerait qu’Orban ou Salvini envoient des progressistes à la Commission -. La probabilité d’implosion de l’Union est faible, mais il y a un vrai risque d’affaiblissement.

Alors oui, c’est aussi une élection pour dire "pour ou contre l’Europe ?" Et si l’on est pour, il faut dire ce que l’Union européenne a apporté comme progrès sociaux. Y compris sur certains droits plus favorables qu’en France comme sur les produits chimiques ou les congés parentaux. L’Europe n’est pas assez solidaire et sociale, du coup, elle ne s’ancre pas dans la réalité des citoyens. Ou alors quand elle s’y ancre, ce n’est pas explicite, donc personne ne voit son rôle…

AEF info : La précédente mandature a permis l’adoption du socle des droits sociaux. Est-ce suffisant pour limiter les écarts de droits entre les États membres et lutter contre le dumping social ?

Laurent Berger : Pour l’instant, le socle n’est pas contraignant. Si l’on veut lutter contre le dumping social, il faut suivre trois orientations. En premier lieu, il faut contrôler les abus et les sanctionner. En ce sens, la création de l’autorité européenne du travail est une bonne chose. Ensuite, il faut réguler et faire en sorte d’apporter, par la négociation collective, des améliorations concrètes pour les travailleurs. Et sur ce point, il faut poser la question au patronat européen qui refuse de réellement négocier. Enfin, il faut de nouveaux droits solides comme un salaire minimum européen, une assurance chômage ou une réelle reconnaissance des compétences…

Philippe Martinez : Il y a des avancées au niveau européen, mais c’est encore trop perçu comme anecdotique. Même s’il y a des avancées sur les congés parentaux ou les travailleurs détachés, c’est marginal par rapport aux besoins des salariés. Les besoins sont clairs, ils portent sur les salaires. Il y a encore trop d’écarts de salaires entre les États membres, ce qui génère naturellement du dumping social. Il en est de même sur la protection sociale ; il faut harmoniser les contributions sociales et ainsi éviter qu’elles deviennent un outil de concurrence déloyale.

De plus, il faudrait au moins sur les marchés publics - qui représentent 40 % des investissements en Europe -, qu’il y ait une obligation de clause sociale dans les appels d’offres. Seraient ainsi écartés tous ceux qui ne respectent ces règles sociales. Si on met cela en place, la Chine n’a plus aucun marché…

Laurent Berger : L’Europe se doit d’être moins naïve. Elle doit être moins naïve à l’égard de règles qu’elle se fixe à elle-même sur les questions fiscales, sociales ou environnementales, mais qui ne s’imposent pas à ceux qui inondent le marché européen. Je souscris à cette idée de clause sociale.

AEF info : L’Europe souffre-t-elle simplement du fait que les citoyens ont du mal à percevoir les avancées sociales, notamment dans un pays qui bien souvent offre des protections supérieures…

Laurent Berger : Dire que cela n’a aucune conséquence pour les travailleurs français est faux. Sur les risques chimiques, les règles françaises étaient moins avancées que le texte européen. Prenons la question des travailleurs détachés. J’étais, il y a peu, sur le chantier naval à Saint-Nazaire. Je peux vous assurer que cela n’a plus rien à voir, en termes de tension, par rapport à ce qui se passait. Je ne dis pas qu’il n’y plus de difficultés, mais c’est nettement moins tendu. D’ailleurs, cela ennuie fortement l’extrême droite qui, localement, prospérait bien sur ce sujet. Aujourd’hui, des droits existent et il faut les faire respecter.

Philippe Martinez : En effet, cela s’est détendu sur le dossier des travailleurs détachés, mais cela s’est détendu là où il y a de la présence syndicale pour contrôler l’application des règles. Je ne suis pas sûr que dans le bâtiment ou l’agriculture, ce soit la même chose… En plus, certains employeurs contournent les règles en prenant des saisonniers ou en recourant au travail informel. Tout cela nécessite évidemment de renforcer les contrôles, y compris sur des circuits parfois mafieux d’exploitation de main-d’œuvre.

Mais au-delà de la seule question des travailleurs détachés, il y a encore celle des salaires. Tant que l’on n’aura pas de critères communs permettant de définir un salaire minimum dans chaque pays, on aura du mal à convaincre les salariés.

AEF info : La commission Juncker a relancé l’investissement au niveau européen. Quel bilan en faites-vous et faut-il poursuivre cette stratégie d’investissement notamment pour avancer vers une économie plus verte ?

Philippe Martinez : Je reste dubitatif sur la notion d’industrie verte. Je ne dis pas que cela n’existe pas, mais cela signifie qu’il faut complètement transformer ce qui existe. Nous avons besoin d’un plan d’investissement sur l’industrie pour qu’elle ne pollue plus. Et sur la question environnementale, on peut envisager une clause environnementale sur les marchés publics, comme la clause sociale dont je parlais tout à l’heure.

Pour revenir au plan Juncker, cela reste très flou. Je ne saurais citer un seul exemple d’investissement réalisé avec ce plan. De fait, cela a été très national et il n’y a pas eu un projet européen en tant que tel.

Laurent Berger : Avant toute chose, l’investissement doit être sorti de la règle d’or budgétaire. Ensuite, l’investissement doit aller dans trois directions. Première direction : la transition écologique. Pour l’industrie actuelle, la question est de savoir comment produire mieux et plus proprement, quitte à faire des choix en arrêtant certaines activités trop polluantes. Et il faut aussi investir dans des activités qui existent peu ou pas encore. Par exemple, on parle beaucoup de la voiture électrique ; il faut absolument investir dans la filière des batteries, sinon ce sont les Chinois qui le feront… La deuxième direction concerne la digitalisation. Il faut investir dans l’accompagnement de ces mutations rapides et des salariés percutés par ces évolutions. Enfin, la troisième direction est celle des compétences. Ces dépenses ne sont pas des dépenses de fonctionnement mais d’investissement et je le répète, il est nécessaire de revoir comment on les considère dans le budget européen.

AEF info : Si le bilan social du dernier mandat n’est pas anodin, celui du dialogue social européen est très maigre. Quel doit être le rôle de la CES ?

Philippe Martinez : C’est là un objet de non-accord entre nous deux. Évidemment, on a besoin que la CES échange avec des interlocuteurs patronaux, mais il est nécessaire de retrouver un équilibre entre l’institutionnel et les initiatives avec les syndicats d’entreprise. Je pense par exemple, à la mise en place d’échanges entre syndicats d’entreprise sur les relations donneurs d’ordre-sous-traitants. Les relations entre syndicats de terrain n’existent pas suffisamment à mon sens. Même là où il y a des comités d’entreprise européens, les réseaux syndicaux n’existent pas beaucoup et quand il y a des rencontres, c’est le plus souvent à l’initiative des employeurs. Il faut que la CES favorise ces temps d’échange entre les syndicats.

Laurent Berger : Ce qui est sûr, c’est qu’il faut plus de contraintes sur le patronat pour développer le dialogue social européen. Le patronat ne peut pas être très européen seulement quand on libéralise les marchés et l’être nettement moins quand il s’agit de social. Si on est européen, on l’est pour tout, à savoir rendre l’économie plus performante et compétitive mais aussi plus sociale… Sur le dialogue social européen, on ne peut pas dire qu’il ne se passe rien, mais il ne se passe pas assez.

Un des problèmes de la CES est que tous ses affiliés ne la vivent pas comme une réelle confédération. À la CFDT, nous avons voté en 2002 que les positions de la CES étaient les nôtres. À deux ou trois reprises depuis, cela a pu un peu gratter, mais ces positions sont les nôtres. Alors oui, la CES doit être plus proche des travailleurs et parfois moins institutionnelle, mais cela dépend de nous tous, les adhérents… Il faut que nous nous servions plus de la CES et que nous l’alimentions plus de nos travaux et réflexions.

AEF info : Philippe Martinez, la semaine dernière lors de votre congrès à Dijon, il a été décidé de réintégrer la FSM dans les textes confédéraux (lire sur AEF info). Comment ont réagi vos homologues européens ?

Philippe Martinez : J’ai surtout eu des félicitations pour mon élection. Pour le reste, il faut tout simplement expliquer ce qui s’est passé, à savoir un épiphénomène de congrès. Je les ai rapidement rassurés sur la position de la CGT.

AEF info : L’élection annoncée de Laurent Berger à la présidence de la CES a aussi beaucoup fait réagir lors de votre congrès…

Philippe Martinez : J’ai été très clair au congrès. Ce n’est pas parce qu’on a des différences que l’on ne doit pas se respecter. On les connaît ces différences, et elles sont exacerbées au niveau confédéral. Sur le terrain, quand il y a un problème, ils s’en foutent bien de Berger et de Martinez…

Laurent Berger : Je confirme. Et parfois, ils nous demandent de nous taper dessus au niveau national, alors qu’ils sont copains comme cochons dans leur boîte…

Philippe Martinez : La présidence de la CES est avant tout symbolique, l’opérationnel restant au secrétariat. Nous avons proposé une présidence tournante qui reflète la diversité des conceptions du syndicalisme. La CFDT a une conception du syndicalisme qui s’apparente à celle des Nordiques, ce n’est clairement pas la nôtre. Il y a un président et quatre vice-présidents, qui reflètent bien la diversité syndicale. Et je le répète : je n’ai pas de soucis avec l’idée que Laurent devienne président de la CES.

Laurent Berger : Le syndicalisme européen s’appuie beaucoup sur les consensus. Par exemple, on vient de voter le rapport d’activité à l’unanimité. Bien sûr, on a tous des critiques à faire sur l’activité de la CES, mais on a tous voté pour avancer dans la même direction. La gouvernance de la CES doit représenter toutes les composantes. À l’origine, j’avais plaidé pour que l’on soit trois à tourner à la présidence. C’était trop rapide et nous avons besoin d’un groupe stable à même de prendre parfois un peu de recul.

AEF info : Sur les questions européennes, vous avez visiblement des convergences, ce qui est moins le cas au niveau national…

Philippe Martinez : Oui, nous avons des divergences sur la conception même du syndicalisme.

Laurent Berger : Je suis d’accord avec la formule que Philippe a utilisé la semaine dernière lors de son congrès. Nous avons des divergences, mais ce qui est emmerdant, c’est que le fossé se creuse. Peut-être que la CES peut aussi nous aider à redire les fondamentaux syndicaux que nous avons en commun.

La situation nationale est compliquée pour deux raisons. D’abord, il y a la présence des politiques et par rapport à eux, nos stratégies divergent. Ensuite, c’est complexifié par un jeu syndical avec six autres petits camarades autour de la table. C’est un truc de malades. Si nous étions deux ou trois, nous serions capables de tous signer avec le patronat, un texte sur l’Europe, comme ils l’ont récemment fait en Italie…