« Sur le droit des migrations, il est temps de sortir des postures stériles »

Publié le 18/09/2019

Tribune, Le Monde, 17 septembre 2019

Constituées en un « collège de praticiens », neuf personnalités, en majorité spécialistes des migrations, appellent les pouvoirs publics à une réécriture, d’ici à 2020, du droit des étrangers en France en veillant aux conditions de sa bonne application.

Praticiens du droit du séjour des étrangers, dans l’administration, les juridictions, l’université, les associations, le monde du travail et des entreprises, notre constat est sans appel : ce droit n’est en France pleinement adapté ou appliqué ni pour accueillir dans de bonnes conditions, ni pour protéger celles et ceux qui doivent l’être, ni pour s’assurer que, en conformité avec la tradition républicaine, seules demeurent sur notre territoire les personnes disposant d’un droit au séjour.

Les politiques publiques adoptent trop souvent le réflexe conduisant à parier que de mauvaises conditions d’accueil dissuaderont les arrivées. Qui peut s’en satisfaire, sinon les partisans du désordre et de l’instrumentalisation de l’immigration ?

Cette situation, désormais ancienne, porte atteinte à la dignité de nombreuses personnes étrangères présentes sur notre sol en les plongeant dans le non-droit. Elle désespère chaque jour un peu plus les élus locaux, agents publics, travailleurs sociaux, médecins, psychologues, juristes, formateurs, employeurs et bénévoles, qui font vivre l’accueil.

Crise de confiance démocratique

Et qui peut accepter de voir tant de femmes, d’hommes et d’enfants livrés à la violence et aux dérives de tous ordres dans les rues et les campements à Paris, Nantes, Metz, Bordeaux ou Toulouse ? La non-application du droit alimente une sourde crise de confiance démocratique. Comment s’étonner que cela nourrisse chaque jour un peu plus la défiance, le rejet et la xénophobie, masquant l’ampleur de l’intégration et des réussites ?

En France, comme ailleurs en Europe et dans le monde – regardons la violence du débat aux Etats-Unis –, l’accueil des étrangers est devenu – ou redevenu – l’un des catalyseurs d’une crise sociale, de clivages politiques et identitaires, d’une crise européenne, qui dépassent cette question. Le déni des inquiétudes qui travaillent le corps social, les postures martiales jamais suivies d’effets ou la surenchère pour un accueil sans règles ni limites, sont autant d’attitudes qui étouffent le débat ou les politiques publiques, ajoutant bien plus aux problèmes qu’aux solutions.

Il est temps de sortir de ces postures stériles. Nous nous réjouissons qu’en ce mois de septembre la représentation nationale s’empare de la politique de l’asile et de l’immigration. Nous appelons les élus de la République et les pouvoirs publics à sortir des ornières, de la facilité, du conformisme pour construire dans notre pays – et y contribuer en Europe et dans le monde – un rapport serein, digne et efficace aux migrations.

Réécriture du droit des étrangers en France

Nous avons décidé d’y apporter notre contribution, fruit de nos expériences pratiques. Dans le cadre d’une initiative citoyenne, nous nous sommes constitués en collège de praticiens afin de livrer au débat public, d’ici au début 2020, une réécriture du droit des étrangers en France.

Notre objectif est de proposer à la discussion démocratique un droit adapté aux exigences de la dignité humaine et applicable dans toutes ses dimensions : l’asile pour les persécutés, qu’il convient de faire enfin respecter pleinement dans sa spécificité ; un droit humanitaire complémentaire pour faire face au défi climatique et à la situation de personnes en détresse selon des critères stricts et transparents, sans oublier les exigences de la protection effective des mineurs non accompagnés ; une migration économique légale organisée qui réponde aux besoins des entreprises comme aux préoccupations des salariés ; et enfin les limites inhérentes à ce droit en se donnant les moyens d’un retour effectif – volontaire ou contraint – des personnes ne relevant finalement d’aucune de ces catégories de droits.

Il est temps, de manière transparente, dans les limites voulues par la représentation nationale pour ce qui ne relève pas des droits fondamentaux que nous avons pris l’engagement dans notre Constitution de protéger, d’organiser les autres sources de la migration – environnementale, humanitaire, économique, estudiantine.

Ethique partagée

Nous sommes animés par la volonté de faire œuvre pratique en proposant lorsqu’il y a lieu une évolution de la norme de droit, mais aussi en veillant aux conditions de sa bonne application. Ce sont celles du rétablissement de la confiance.

Les modes d’organisation des politiques de l’asile et de l’immigration devront évoluer afin d’être mieux en phase avec les exigences d’efficacité et de mobilisation sociale. Le moment est venu de faire le bilan d’une réforme qui a, il y a bientôt dix ans, confié au seul ministère de l’intérieur leur conduite. Le droit comme le cadre de sa mise en œuvre devront être conformes à une éthique partagée, pour permettre aux agents publics et aux travailleurs sociaux d’agir dans le sens de leur mission. Les territoires et leurs élus comme les acteurs de la société – travailleurs sociaux, bénévoles – devront y disposer de toute la place qui leur revient dans ce qui constitue un puissant levier de citoyenneté.

Nous nourrissons ainsi l’espoir d’alimenter une volonté collective de construire en ces temps tourmentés un rapport plus apaisé aux migrations. Notre pays aura alors été une nouvelle fois, en échappant au pire sans cesse promis, fidèle à sa vocation exemplaire.

Pascal Brice, ancien directeur de l’Ofpra ; Claire Brice-Delajoux, universitaire et juriste ; Jean-François Carenco, préfet, président de Coallia ; Luc Derepas, ancien directeur des étrangers en France ; Olivier Gainon, chef d’entreprise ; Pascale Gérard, praticienne de l’insertion professionnelle des réfugiés ; Jean-François Ploquin, directeur de Forum réfugiés/COSI ; Frédéric Sève, secrétaire national de la CFDT ; Patrick Weil, directeur de recherches au CNRS.