Cinquante nuances de Jul abonné

L’homme a le look sage, un parcours impressionnant – khâgne, normale sup, agrégé d’histoire – et une plume délicieusement piquante et drôle. Le dessinateur Jul, scénariste de Lucky Luke, Silex and the City et 50 nuances de Grecs, offre son regard critique, rebelle et engagé au monde d’aujourd’hui. Rencontre réjouissante avec une étoile montante de la BD.

Par Emmanuelle Pirat— Publié le 24/02/2020 à 09h09

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Vos parents étaient profs, syndicalistes et communistes… Vous avez donc été politisé très jeune ?

En effet, j’ai fait toute mon éducation dans les manifs et dans les grèves. Mes parents participaient à des occupations, et avec eux j’ai fait toutes les manifs de l’époque, de celle pour demander la libération de Mandela au soutien à Jean-Marie Tjibaou… Dès l’âge de 4 ans, j’étais déjà en train de m’enchaîner devant le ministère de l’Éducation nationale ! J’étais élève à l’école Decroly de Saint-Mandé, qui à une époque a été menacée de fermeture par Chirac, alors maire de Paris.

Je me souviens d’avoir appris en même temps le nom « Chirac » et le mot « croque-mort », car notre slogan c’était « Chirac : croque-mort, Decroly n’est pas mort ». Nous habitions Champigny-sur-Marne, où demeurait Georges Marchais. Et je me rappelle que Fidel Castro venait lui rendre visite, juste en bas de la cité où j’habitais… Les causes et les luttes faisaient partie
de mon univers.

Vous avez ensuite été scolarisé à l’École alsacienne… Cela a dû être un sacré grand écart !

Effectivement, en arrivant rue Notre-Dame-des-Champs, en plein triangle d’or du Quartier latin, j’ai eu comme un choc thermique. Pas tellement en matière de pédagogie, car ils sont finalement plus ouverts que la moyenne. C’est là que j’ai appris le chinois, j’y ai été encouragé à dessiner, à réaliser des journaux, que je photocopiais pour mes copains, un peu comme je pouvais le faire à Decroly. Mais le choc thermique, ce fut de côtoyer la superélite française des quartiers ultrabourgeois alors que je venais d’une cité bien pourrie. Mais, finalement, j’ai adoré cette scolarité, qui m’a ouvert au pluralisme, qui m’a donné le goût de l’altérité. Petit, j’étais tellement « raciste antiriche »… J’ai pu aller au-delà de mes préjugés.

jul JMelinVous êtes connu pour vos séries Silex and the City ou 50 nuances de Grecs, qui ont été adaptées à l’écran pour Arte. C’est un peu votre signature: proposer une satire humoristique de notre monde contemporain et la déplacer dans l’histoire… Est-ce parce que cela vous donne une distance plus « confortable » pour épingler les travers de nos sociétés ?

Cela me donne en effet plus de liberté. Ce décalage-là est très utile. Comme pour observer le soleil, il ne faut pas le regarder en face, il faut trouver un biais. C’est une posture efficace pour affronter les sujets et notamment les sujets minés ou jugés impossibles comme les religions, les communautés, le conflit israélo-palestinien, tous ces trucs sur lesquels on vous dit qu’on ne peut pas faire de blagues là-dessus. Or non ! Il ne faut absolument jamais arrêter d’en parler, d’en rire et de les affronter. Mais il faut trouver des manières.

Vous pouvez nous donner un exemple ?

Dans un épisode de Silex and the City, dont l’histoire se situe en – 40 000 avant J.-C., j’imagine des homo sapiens qui partent visiter « Darwinsalem », la ville des trois grands darwinismes – le darwinisme révélé, le darwinisme du Livre et le Darwinisme par la grâce. Au fond, je parle du christianisme, du judaïsme et de l’islam mais en les décalant… et donc nos homo sapiens se retrouvent devant le « fémur des lamentations » et comme on est au Paléolithique, c’est la « 878 000e guerre des pierres »… Cela me permet de tout aborder sans qu’on me tombe dessus. La critique est entière mais comme elle n’est pas frontale, ça heurte moins.

Aujourd’hui, le dessin de presse est en régression et de nombreux journaux, comme le célèbre New York Times, ont décidé de stopper la publication des caricatures… « La horde moralisatrice », selon l’expression du dessinateur Patrick Chapatte, est-elle en train de gagner la partie ?

Le problème n’est pas la « horde moralisatrice » mais le conformisme et la lâcheté de ceux qui craignent la horde moralisatrice, qui préfèrent anticiper la critique et qui du coup censurent. Mais, finalement qu’est-ce qu’on s’en cogne d’avoir des milliers de tweets insultants à l’issue d’un dessin sur le Pape, Israël ou l’Islam ? Ces invectives et ces menaces, qui sont finalement bien moins violentes et brutales aujourd’hui qu’il y a cent ans, il n’y a qu’à voir les comptes rendus des débats à l’Assemblée nationale de l’époque, je pense que bien souvent les créateurs peuvent les assumer.

Ce qui est insupportable, c’est de voir que par lâcheté dans les rédactions, des gens refusent de publier parce qu’ils ont peur d’avoir des lettres de lecteurs ou des tweets à leur encontre. C’est cet échelon-là qui pose problème. Idem pour les salles de théâtre qui déprogramment des…

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